Le rôle des Intellectuels dans la construction des Nations Africaines.

Le rôle des intellectuels dans la construction des nations africaines: l’exemple de la Côte d’Ivoire (Venance Konan)


Communication de Venance Konan, journaliste et écrivain ivoirien au colloque « l’Afrique en débat » de Bamako, des 28 et 29 juin 2010
La Côte d’Ivoire, dans ses limites actuelles, a été érigée en colonie française le 10 mars 1890. La conquête du territoire avait commencé en 1830, même si les premiers contacts avec des navigateurs portugais datent du 15ème siècle, et que des comptoirs servant au commerce des esclaves, de l’huile de palme, de la gomme arabique, de l’or et de l’ivoire avaient été installés par les Anglais et les Français tout le long de la côte au cours du 18ème siècle. Une première mission chrétienne avait été installée à Assinie en 1687. La colonie ne sera totalement pacifiée que dans les années 1910. Avant l’arrivée des colons, diverses populations aux organisations politiques différentes vivaient sur le territoire, sans former un Etat ou ce que l’on pourrait appeler une nation. Il y avait quelques petits royaumes dans les régions des savanes et des sociétés à l’organisation politique plus sommaire, se limitant parfois aux villages, dans les régions forestières.
Les habitants de la Côte d’Ivoire placés sous administration française vont-ils développer une conscience nationale, c’est-à-dire conscients de former un peuple ayant un destin commun ? Il faut dire que jusqu’aux indépendances, compte tenu du mauvais état des routes et de la faiblesse des moyens de communication et de déplacement, certains des peuples vivant aux confins de ce territoire ne s’étaient jamais rencontrées. Je pense par exemple aux Lobis vivant dans la savane à l’extrême nord-est de la Côte d’Ivoire, aux frontières du Ghana et de l’actuel Burkina Faso, et aux Kroumens qui vivaient, eux, dans les forêts de l’extrême sud-ouest du pays, vers la frontière avec le Liberia. Durant la colonisation, la notion d’étrangers désignaient beaucoup plus des personnes appartenant à d’autres groupes ethniques, mais vivant sur le même territoire, parfois même des personnes venant d’un autre village, que des personnes venant d’un autre territoire. Dans son étude intitulée « les étrangers et la terre en Côte d’Ivoire » publiée en 2001, Vincent Bonnecase nous indique qu’avant la colonisation, on notait la présence de Fantis, Apoloniens ou Ashanti venant de la Gold Coast voisine dans le commerce de l’huile de palme dans le sud-est de la future Côte d’Ivoire ainsi que des commerçants Malinké, communément appelé Dioula, dans le nord du pays.
Les migrations durables ne commenceront qu’avec la colonisation, dans les années 1910, avec l’arrivée de quelques milliers de Voltaïques, Soudanais, Sénégalais et Dahoméens.
I- De la période coloniale à l’ère houphouétienne
A partir des années vingt, le système du travail forcé, une forme d’esclavage qui ne dit pas son nom que l’administration va mettre en place, va favoriser le déplacement de milliers de personnes, principalement de la colonie de la Haute Volta vers la Côte d’Ivoire. En 1922, le gouverneur de la Côte d’Ivoire va demander le recrutement de 2000 travailleurs voltaïques, renouvelables tous les six mois, pour la construction du chemin de fer devant relier Abidjan au Niger. Les habitants de la Côte d’Ivoire étant réputés plutôt paresseux, l’administration puisera sa main-d’œuvre dans la colonie voisine, dont les habitants avaient, pour leur malheur, la réputation d’être de gros travailleurs. Plusieurs milliers d’autres Voltaïques seront recrutés de la même façon pour travailler dans les plantations des colons et pour divers autres travaux.
Le décret du 5 septembre 1932 va démanteler la colonie de la Haute Volta, sous l’initiative du ministre des colonies Albert Sarraut, pour « mettre à la disposition de la Côte d’Ivoire, colonie riche et prospère, une main-d’œuvre abondante et disciplinée qui seule lui manque pour lui insuffler une vigueur prometteuse. »
En 1933, la voie ferrée arrive à Bobo-Dioulasso, ce qui accélère les déplacements des populations venant de ce que l’on appelait la Haute Côte d’Ivoire.
En 1946, à l’initiative de Félix Houphouët-Boigny qui est député à l’Assemblée nationale française, le travail forcé est aboli. Le 4 septembre 1947, la colonie de la Haute Volta est reconstituée.
Comment se développe le nationalisme ivoirien durant toute cette époque ?
En 1929, est créée dans le sud-est de la colonie l’Union Fraternelle des Originaires de Côte d’Ivoire (UFOCI). Son ambition est de résister contre l’arrivée dans l’administration des Sénégalais, Soudanais, Dahoméens, mais aussi les Voltaïques, les Baoulé venus du centre du pays et les Dioula venus du nord. L’UFOCI sera remplacée en 1934 par l’Association pour la Défense des Intérêts des Autochtones de Côte d’Ivoire (ADIACI) qui sera finalement dissoute en 1938.
Dans le même temps, dans l’ouest de la colonie, d’autres associations du même genre vont voir le jour. En 1939 est créée la Mutualité Bété, dont l’objectif est de défendre les intérêts des Bété qui seraient menacés par l’arrivée des migrants Baoulé, Agni, Dioula ou Voltaïques. La Mutualité Bété sera remplacée en 1945 par l’Union des Originaires des Six Cercles de l’Ouest de la Côte d’Ivoire.
Comme on le voit, à cette époque, on ne peut pas parler d’un nationalisme ivoirien, mais plutôt de regroupements sur la base des ethnies, en réaction contre des étrangers qui venaient aussi bien d’autres territoires que de l’intérieur du même territoire.
La naissance des partis politiques ne changera pas fondamentalement les choses. Le Comité Patriotique de Côte d’Ivoire, le premier parti politique ivoirien qui verra le jour en 1945, regroupera principalement les Agni. De même, le Parti Progressiste, créé en 1946, est lui aussi ancré dans le sud-est et ouvertement opposé aux migrants, qu’ils soient d’origine étrangère à la colonie de Côte d’ivoire ou d’origine ivoirienne. Le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire, sous-section du Rassemblement Démocratique Africain créé en 1946 se voudra plus national, mais il sera dirigé principalement par des cadres Baoulé et Dioula. Le Mouvement Socialiste Africain et le Bloc Eburnéen qui verront le jour en 1947 regrouperont de leur côté des cadres de l’ouest de la Côte d’Ivoire.
Après l’indépendance en 1960, tous les partis politiques se fondront dans le PDCI qui deviendra parti unique.
Mais deux ans avant cette indépendance, la région agni du Sanwi à l’extrême sud-est avait réclamé son indépendance, au nom d’un traité de protectorat signé en 1842 entre le roi du royaume Sanwi et un représentant de la France. En 1962, un « Mouvement de libération du Sanwi » installé au Ghana et dirigé par des intellectuels agni, tentera de saisir l’ONU et l’OUA pour réclamer l’autodétermination de la région, mais l’affaire fera long feu.
Le mot d’ordre officiel au temps du parti unique est de fondre toutes les énergies en un seul creuset pour former la nation ivoirienne. De réels efforts seront faits pour brasser les populations du jeune Etat. Ainsi tous les fonctionnaires sont systématiquement affectés loin de leurs régions d’origine, de même que les élèves qui passent de l’école primaire au collège. On ne peut cependant nier que la réalité du pouvoir était aux mains du groupe ethnique d’Houphouët-Boigny, les Baoulé, et que sa région d’origine, Yamoussoukro était mieux lotie que les autres en matière de développement. Par exemple, tous les villages qui entouraient Yamoussoukro avaient été entièrement reconstruits avec des maisons en dur. Et en 1983, Yamoussoukro, transformée, en nouvelle Brasilia, sera proclamée capitale de la Côte d’Ivoire.
En 1966, Houphouët-Boigny que l’on avait accusé au moment des indépendances de s’être opposé à la création de grands ensembles régionaux, comme la Fédération du Mali qui regroupait le Mali et le Sénégal (qui ne tiendra pas plus de six mois), propose la double nationalité à tous les ressortissants du Conseil de l’Entente, une organisation régionale qui avait vu le jour en 1959 et regroupait la Côte d’Ivoire, la Haute Volta, le Niger, le Dahomey et le Togo. Les députés ivoiriens, qui n’étaient pas connus pour leur fronde, s’y opposent pourtant, obligeant Houphouët-Boigny à reculer. Les Ivoiriens n’étaient pas encore prêts à ouvrir leur nationalisme au-delà de leur territoire. Surtout qu’à l’intérieur du pays, on ne pouvait pas dire que la nation était véritablement consolidée. Ainsi en 1966, un étudiant du nom de Kragbé Gnagbé, originaire de la région de Gagnoa dans l’ouest du pays, qui est revenu de ses études en France, demande la permission de créer un parti politique baptisé Parti National Africain (PANA). Elle lui est refusée. Il repart en France et en revient pour s’installer dans son village où il crée des maquis dans les forêts avoisinantes. Il rédige le 27 octobre 1970 un manifeste intitulé « Proclamation aux tribus d’Eburnie » dans lequel il déclare : « Il est trop tard à présent, pour rêver d’élections. Il faut se battre maintenant. Il faut se battre avec tous les moyens, même avec nos mains nues. Dussions-nous y mettre le prix en hommes et en sang. Le sang parle mieux aux masses, car c’est le vrai langage de la politique. Ecrasons pour toujours ces escrocs du PDCI. Frappez fort, cognez fort. Soldats, gendarmes, policiers, à tous, Houphouët et ses amis vous demandent de porter le fer dans votre chair, de répandre la mort dans vos foyers, de détruire vos familles. Pour quelle récompense ? Asseoir définitivement la suprématie tribale des Baoulé. Si vous le faites, ce n’est pas par discipline mais par bêtise. ». Joignant l’acte à la parole, Kragbé Gnagbé qui s’est proclamé « chancelier de l’Etat d’Eburnie et commandant en chef de l’armée populaire nationaliste » lance des paysans armés de vieux fusils et de flèches à l’assaut de la préfecture de Gagnoa et du commissariat. Des paysans baoulé sont tués, ainsi que le commissaire de la ville dont le nom est à consonance baoulé alors qu’il est effectivement bété. La révolte est matée et Kragbé Gnagbé tué. On ne verra jamais son corps.
Cette affaire, appelée « l’affaire du Guébié » du nom du sous-groupe Bété de cette région, marquera pendant longtemps l’esprit du peuple bété qui restera farouchement opposé à Houphouët-Boigny jusqu’à sa mort. Pendant longtemps l’on parlera de « génocide des Guébié », jusqu’à ce qu’un chercheur ivoirien du nom de Gadji Dagbo, lui-même originaire de cette région, établisse qu’il y a eu moins de cent morts, en comptant ceux qui avaient été tués par Kragbé Gnagbé et ses hommes. Mais l’histoire restera le martyrologue du peuple Bété jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo, lui-même originaire de Gagnoa.
II- L’ivoirité et ses métastases
Trois ans avant sa mort en 1993, Houphouët-Boigny nomme Alassane Dramane Ouattara au poste de Premier ministre. Il est originaire du nord de la Côte d’Ivoire, avait fait une partie de ses études en Haute Volta, et avait exercé certaine fonctions sous la nationalité de ce pays. Au décès d’Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié lui succède au pouvoir en vertu de la constitution. Mais Alassane Ouattara avait eu des velléités de conserver le pouvoir dont il assurait l’intérim. Nommé directeur général adjoint du FMI, il ne cache pas son ambition de revenir briguer le fauteuil présidentiel ivoirien. Est-ce pour le contrer qu’Henri Konan Bédié lance le concept d’ivoirité ?
Beaucoup de choses ont été dites sur ce concept. Etait-il diviseur ou fédérateur ? Tout et son contraire a été dit à son propos, la plupart du temps par ses propres initiateurs et théoriciens. On trouve la première trace du mot ivoirité en 1974, sous la plume de Dieudonné Niangoran Porquet, un poète et dramaturge ivoirien, dans un article publié par le journal Fraternité Matin. Il la définit comme étant « la synthèse culturelle entre la savane et la forêt afin de produire une culture ivoirienne authentique. » Il faut préciser que Porquet avait lui-même un parent originaire du nord et un autre du sud.
Henri Konan Bédié que l’on présente comme le concepteur de l’ivoirité moderne, si l’on peut dire, la présente comme étant « un concept fédérateur, socle sur lequel doit reposer la nation ivoirienne, l’ivoirité constitue d’abord un cadre d’identification mettant l’accent sur les valeurs spécifiques de la société ivoirienne, mais est également un cadre d’intégration des premières composantes ethniques qui ont donné naissance à la Côte d’Ivoire et intègre tous les apports extérieurs qui sont venus se fondre dans le moule du destin partagé. » C’était le 26 août 1995, à l’occasion du 10ème congrès de son parti, le PDCI-RDA.
Des intellectuels, regroupés au sein de ce qu’ils ont appelé la Cellule Universitaire pour la Diffusion des idées d’Henri Konan Bédié (CURDIPHE), se charge de conceptualiser l’ivoirité. Elle organise des colloques et publie une revue appelé ETHICS (Etudes et théories de l’humanisme ivoirien pour la synthèse culturelle) dans laquelle on peut lire, sous la plume du professeur Saliou Touré, ministre de l’enseignement supérieur, cette définition de l’ivoirité : « Contrairement à certaines opinions, l’ivoirité n’est ni le fruit d’un sectarisme étroit, ni l’expression d’une certaine xénophobie ; elle est la synthèse parfaite de notre histoire, l’affirmation d’une manière d’être originale, bref un concept fédérateur de nos différences. » Benoît Sacanoud, président de la CURDIPHE lui, définissait ainsi l’ivoirité : « l’ivoirité, c’est ce lien essentiel qui se tisse au fil du temps entre notre pays et la manière dont chacun y vit et travaille, mais aussi un message de fraternité et de progrès pour réussir une intégration régionale économique profondément humaine. »
Vue sous ces angle, l’ivoirité est, je dirais, inattaquable. Mais dans la même revue on lit à la page 20 que « l’ivoirité est, selon nous, une exigence de souveraineté, d’identité, de créativité. Le peuple ivoirien doit d’abord affirmer sa souveraineté, son autorité face aux menaces de dépossession et d’assujettissement : qu’il s’agisse du pouvoir économique et politique. » Plus loin, on lit sous la plume du professeur Niamkey Koffi que : « pour construire un NOUS, il faut le distinguer d’un EUX. Il faut parvenir à établir la discrimination NOUS/EUX d’une manière qui soit compatible avec le pluralisme des nationalités. »
C’est lorsque l’on parle de NOUS et de EUX que les choses se corsent. Qui est NOUS, et qui est EUX ? Le professeur Niangoran-Bouah donne dans cette même revue ces précisions : « l’ivoirité, c’est l’ensemble des données sociohistoriques, géographiques et linguistiques qui permettent de dire qu’un individu est citoyen de Côte d’Ivoire ou Ivoirien. Ce terme peut aussi désigner les habitudes de vie, c’est-à-dire la manière d’être et de se comporter des habitants de Côte d’Ivoire, et enfin, il peut aussi s’agir d’un étranger qui possède les manières ivoiriennes, par cohabitation ou imitation. L’individu qui revendique son ivoirité est supposé avoir pour pays la Côte d’Ivoire, être né de parents ivoiriens appartenant à l’une des ethnies autochtones de la Côte d’Ivoire.
Les critères d’appartenance à un pays :
1) Etre originaire du même pays, c’est-à-dire descendre des mêmes ancêtres fondateurs des différentes provinces du pays.
2) Avoir comme langue, l’une des langues des cinq grands groupes ethnolinguistiques existants. Ce sont : le Twi des Akan ; le Mandé-Tan des Malinké et Bambara ; le Mandéfou des Dan ; le Sienefo ou Sienafo des Gur (Senoufo, Lobi, Dagri) ; le Magwé des Krou.
3) Avoir les mêmes habitudes de vie (culturelle et civilisation)
4) Partager le même vécu socioculturel (avoir le même chef et être soumis aux mêmes lois.) Tous ceux qui remplissent ces critères sont des Ivoiriens de souche. »
Plus loin le professeur regroupe les ancêtres des Ivoiriens en deux catégories : les autochtones à origine mythique, et les autochtones sans origine mythique. Il y a ceux qui sortent d’un trou, ceux qui descendent du ciel et ceux dont on ne sait pas trop d’où ils sortent, mais qui sont quand même Ivoiriens. Et le professeur conclut ainsi : « d’après ce tableau, le 10 mars1893, au moment où la Côte d’Ivoire naissait, les ancêtres de tous les grands groupes ethniques étaient déjà en place ; ils viennent de nulle part d’autre que du sol, de l’eau et de l’espace aérien de leur pays d’aujourd’hui. »
On pourrait donc en déduire que ceux qui sont venus s’installer sur ce territoire après 1893, ne sauraient appartenir véritablement à la nation ivoirienne. On lit aussi dans cette revue que « l’ivoirité apparait comme un système dont la cohérence même suppose la fermeture. Oui, fermeture… Fermeture et contrôle de nos frontières : veiller à l’intégrité de son territoire n’est pas de la xénophobie. L’identification de soi suppose naturellement la différentiation de l’autre, et la démarcation postule, qu’on le veuille ou non, discrimination. Il n’est pas possible d’être à la fois soi et l’autre. »
La conséquence de tout ce discours est que la société ivoirienne va être classée en deux catégories, celle des Ivoiriens de souche et celle des ivoiriens « de circonstance » comme l’a dit un ministre de Bédié. Les seconds sont ceux qui n’appartiennent pas à la classification établie par le professeur Niangoran-Bouah ou qui ressemble un peu trop aux ressortissants des pays voisins, notamment le Mali, le Burkina Faso et la Guinée. Ainsi des policiers déchirent-ils les cartes d’identité de nombreuses personnes qui selon elles ne seraient pas ivoiriennes, pendant que des « allogènes » sont chassés du sud-ouest ou des lacs de Kossou au centre et d’Ayamé au sud-est. De nombreuses personnes perdent leurs postes dans l’administration. Pour couronner le tout, une nouvelle constitution est adoptée en 1998 qui édicte en son article 49 que « nul ne peut être candidat à la présidence de la république s’il n’est Ivoirien, né de père et de mère eux-mêmes Ivoiriens de naissance. »
Le 24 décembre 1999, un coup d’Etat balaie le régime de Konan Bédié. Assiste-on à la mort de l’ivoirité ? Robert Guéï, le chef de la junte tance dans un premier temps les députés qu’il accuse d’avoir « voté des textes qui divisent les ivoiriens », puis, lors d’u voyage au Burkina Faso, il déclare qu’il y a en Côte d’Ivoire des « Burkinabé qui sont plus Ivoiriens que les Ivoiriens. » Mais six mois plus tard, lorsqu’il décide de conserver le pouvoir, il déclare : « un peu partout on m’a demandé ce que je pensais de ce problème. J’ai répondu qu’il faut être sincère et objectif en n’oubliant pas ce que nous sommes. La France ne peut être construite que par les Français, et l’Afrique que par les Africains. Mais l’Afrique est un ensemble. Aimer la Côte d’Ivoire est réellement l’affaire des Ivoiriens. Le Sénégal, c’est l’affaire des Sénégalais. Donc, le concept d’ivoirité, je vous le dis, est un bon concept. » Et dans la foulée, il fait adopter une constitution qui reprend les mêmes dispositions de l’article 49 précité.
A la suite des élections, c’est Laurent Gbagbo qui est proclamé président dans un climat de violence.
En 1995, après l’adoption du code électoral, Laurent Gbagbo déclarait ceci : « ce code électoral est mauvais parce qu’il va contre le bon sens. D’abord il organise la tricherie ouvertement. Mais aussi il est xénophobe. Ce code électoral n’est pas de bons sens parce qu’il saucissonne la citoyenneté. Et un pays qui saucissonne sa citoyenneté en première, deuxième, troisième catégorie est un pays qui va à la mort. C’est ce que les nazis ont fait en Allemagne, c’est ce que les fascistes ont fait en Italie. » (Cité par Koné Abou Bakary Sidick dans son article « la vérité sur le choc Mamadou Koulibaly- Venance Konan dans « le jour plus » du 26 mars 2010)
Le 29 février 2000, peu de temps après le coup d’Etat, le même Laurent Gbagbo déclarait dans le magazine Jeune Afrique : « Alassane Ouattara est Ivoirien au regard de notre code de nationalité. Il peut se présenter à l’élection présidentielle. Le problème, ce n’est pas la nationalité de Ouattara, mais le fait de savoir si quelqu’un comme lui qui a occupé de très hautes fonctions dans un pays étranger est-il éligible à la présidence de la république. Je suis choqué que quelqu’un qui a été vice-gouverneur de la BCEAO au titre de la Haute Volta et fonctionnaire du FMI au titre de la Haute Volta, après avoir occupé ces fonctions pour un autre Etat soit candidat ici. »
En mai 2000 le professeur Séry Bailly déclarait : « la politique de l’ivoirité et toutes ses conséquences font évoluer la Côte d’Ivoire du registre sémantique de l’oppression à celui de l’exclusion. » ( CF article de Koné Abou Bakary Siddick) Deux mois plus tard, le 8 juillet 2000, alors qu’il est ministre de la recherche scientifique pour le compte du FPI, le parti de Laurent Gbagbo, il déclare : « les statistiques (30-40% d’étrangers), comme le sentiment d’être envahi et l’évocation des monopoles économiques sont des appels lancés par un peuple qui ne demande qu’à être rassuré. Ceux qui crient à la xénophobie et à l’exclusion entendent-ils cet appel des ivoiriens qui veulent que l’intégration ne soit pas leur dissolution ou leur exclusion à eux ? » (ibid)
Laurent Gbabo dira encore plus tard : « ça ne sert à rien de le cacher. Nos voisins africains ont beau jeu de nous critiquer alors que nous avons des problèmes parce que leurs ressortissants sont chez nous. Alassane Dramane Ouattara est devenu le symbole des étrangers. Il y a d’ailleurs beaucoup d’immigrés parmi ses partisans. » (Ibid)
Je dirais donc que c’est en toute logique que Laurent Gbagbo s’oppose à la candidature d’Alassane Ouattara au poste de député de Kong en 2000, peu de temps après l’élection présidentielle à laquelle il n’a pas pu se présenter, pour cause de « nationalité douteuse » selon la Cour Suprême. Des jeunes gens de la ville de Kong ont alors enlevé le drapeau ivoirien de la sous-préfecture, pour le remplacer par celui du Burkina Faso. A la suite du refus d’accepter la candidature de M. Ouattara, son parti refuse de présenter des candidats aux élections législatives. Et la Côte d’Ivoire se retrouve complètement coupée en deux, entre un nord que de nombreux sudistes ont du mal à reconnaître comme faisant vraiment partie de la nation ivoirienne, et un sud sûr de son autochtonie.
Signalons que lorsqu’Henri Konan Bédié était au pouvoir, il avait publié en 1999 un livre intitulé « les chemins de ma vie ». Dans ce livre il avait indiqué que son groupe ethnique, les Akan, descendraient des pharaons égyptiens qui, on le sait avaient été instruits des règles de la gestion des royaumes et des empires, en somme, d’une organisation sociale et politique raffinée. Cette réflexion a laissé croire que pour Bédié, le groupe Akan était le mieux prédisposé à exercer le pouvoir. En 2002, Laurent Gbagbo a publié un livre intitulé « sur les traces des bété », dans lequel il expliquait que son groupe ethnique était le seul groupe réellement autochtone de Côte d’Ivoire, tous les autres étant venus d’ailleurs. Avec Bédié, l’ivoirité devait se pratiquer sous le couvert de l’akanité. Avec Gbagbo, l’ivoirité glisse vers la bétéïté.
Peut-on dire après tout cela que la rébellion qui a éclaté le 19 septembre et qui occupe jusqu’à ce jour la partie septentrionale de la Côte d’Ivoire était une surprise ? L’on a entendu à la télévision de jeunes rebelles dire qu’ils avaient pris les armes pour avoir une carte d’identité ivoirienne, parce qu’ils étaient Ivoiriens. Peu de temps après le début de la rébellion, des escadrons de la mort voient le jour, et leurs principales cibles sont des ressortissants du nord.
Depuis 2002, les tenants de l’ivoirité se sont tus. Le mot est devenu tabou. En 2003, un professeur de philosophie du nom de Boa Thiémélé Ramsès a écrit un livre intitulé « l’ivoirité entre culture et politique » paru chez L’Harmattan. Il dit dans l’introduction que « le destin de l’ivoirité est celui d’une idée grandiose n’ayant pas réussi à concrétiser les intentions bienveillantes de ses créateurs. Il est également le destin d’une idée mal comprise, mal présentée et nécessairement mal critiquée. Sortie du cadre culturel de son créateur, manipulée par des individus aux intentions diverses dans un milieu malsain, l’ivoirité qui devait nous rassembler nous a au contraire divisés. Ne faut-il pas revoir ce concept pris en otage, pour en faire le levain d’une intégration sous-régionale africaine, constituant de l’unité africaine ? Pourquoi et comment dédramatiser un concept noble, mais incapable de remplir sa finalité initiale ? »
III- Et aujourd’hui ?
On ne parle plus de l’ivoirité comme je vous l’ai dit. Mais elle continue de faire ses ravages. En 2003, tous les partis politiques ivoiriens se retrouvèrent à Linas-Marcoussis pour essayer de régler les problèmes qui avaient divisé les Ivoiriens. Il fut question de donner la nationalité ivoirienne aux personnes qui vivaient en Côte d’Ivoire avant 1972, l’année où le code de nationalité fut modifié. Auparavant, tout Africain qui naissait en Côte d’Ivoire était Ivoirien, à condition que ses parents l’aient déclaré comme tel. A partir de 1972, il fallait désormais naître d’un parent ivoirien pour bénéficier de cette nationalité. Mais lorsque les députés furent appelés à entériner ce qui avait été décidé à Linas-Marcoussis, plusieurs d’entre eux, parmi lesquels madame Simone Gbagbo, l’épouse du chef de l’Etat s’y opposèrent violemment, au point où ce texte ne fut pas adopté. Leur motif était qu’une telle loi permettrait de donner la nationalité ivoirienne à des millions de Burkinabé. Lorsqu’ en 2006, il fut question de faire des audiences foraines afin de donner des pièces d’identité et des certificats de nationalité aux personnes qui en étaient dépourvues, les partisans de Laurent Gbagbo que l’on appelle les « jeunes patriotes » se dressèrent, parce que, disaient-ils, on allait donner la nationalité ivoirienne à des étrangers. Il y eut des affrontements, avec des morts entre ces « jeunes patriotes » et des jeunes militants du RDR, le parti d’Alassane Ouattara à Divo et à Grand-Bassam. On dut se contenter de ne délivrer que des actes de naissance, afin que le processus puisse évoluer. Lors de ce que l’on a appelé l’enrôlement sur les listes électorales, il ne se passa pas un seul jour sans que les journaux proches du chef de l’Etat ne dénoncent des tentatives de fraudes de la part des partisans de M. Ouattara ou de ressortissants de la CEDEAO, principalement des Maliens ou des Burkinabé. Une première liste électorale dite blanche, comportant les noms des personnes dont la nationalité ivoirienne ne souffre d’aucun doute, a été dressée, à côté d’une liste dite noire, comportant les noms de ceux qui ont voulu frauder, et d’une autre, dite grise, comportant des noms de personnes dont on ne sait pas encore de façon certaine, si elles sont ivoiriennes ou non. Mais des partisans de Laurent Gbagbo ont demandé la radiation de milliers de personnes aux noms à consonance nordiste comme on dit, de la liste blanche. Des hommes politiques ont même parlé de désinfecter la liste blanche, et Laurent Gbagbo a obtenu que cette liste soit à nouveau révisée. Aujourd’hui, on en est là. La Côte d’Ivoire est plus que jamais divisée, et l’idée de construire une nation est remisée au placard. Les partisans de Laurent Gbagbo affirment haut et fort qu’ils n’accepteront jamais que des non-Ivoiriens soient présents sur les listes électorales. Mais qui sont véritablement ces non-Ivoiriens ? De l’autre côté, l’on entend des personnes, principalement originaires du nord dire que plus jamais, elles n’accepteront d’être à nouveau exclues de leur pays. Et ce que l’on entend le plus en ce moment en Côte d’Ivoire est le silence assourdissant des intellectuels ivoiriens, eux qui ont tous mis en œuvre pour saboter l’idée d’une véritable nation ivoirienne.
En 2006, Yacouba Konaté, ici présent, Maurice Bandaman, Maurice Fahé et moi-même avons lancé une campagne pour que l’on change notre constitution qui non seulement est illégale, parce que le texte sur lequel les Ivoiriens ont été appelés à se prononcer en 2000 n’est pas celui qui a été publié dans le Journal officiel, mais aussi légitime l’accaparement du pouvoir par une seule personne, mais aussi l’exclusion d’une partie de la population, ce qui, tout le monde est d’accord là-dessus, est l’une des causes de la crise que nous vivons. Nous avons fait des conférences, des interviews, créé un site, mais personne parmi les intellectuels n’est venu nous rejoindre. Je voudrais m’arrêter là. Je vous remercie.
Source: http://venancekonan.com

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